LA MAISON À LA BÊTE

( Trizay-Coutretot-Saint Serge – Eure et Loir)
de A. Filleul- Le Conteur de la Veillée - 1895- p. 39-51

Lorsque quittant Nogent le Rotrou, on se dirige vers la charmant village de Trizay, on côtoie une maisonnette dont le peu d’apparence ne peut certes attirer le regard du touriste ; mais subitement, cette indifférence se change en la plus vive curiosité s’il vient à apprendre que cette chétive masure se nomme « la Maison à la Bête ». Tout de suite se présente à son imagination quelque légende dont l’origine se perd dans un lointain de plusieurs siècles. Alors, sans plus tarder, il pénètre dans cette petite ferme.

  De prime abord, on se défie de sa démarche et les explications qu’il peut obtenir ne le satisferont guère :

-    Dame, oui ! il paraît que ça revenait dans le temps ; il y a même eu une femme qui en est devenue folle, mais, à cette heure, nous autres, nous ne nous apercevons de rien.

 Assez peu satisfait de cette explication, notre voyageur doit néanmoins se le tenir pour dit, car c’est à peu près tout ce qu’il pourra obtenir à ce sujet, et, dût-il interroger tout le pays, il ne serait pas plus heureux et n’en apprendrait pas davantage. Libre à lui de croire que cette masure tire son nom de quelque monstre semblable à la «  Bête d’Orléans », ou tout au moins d’un loup énorme tué non loin de là et dont la dépouille, accrochée en guise de trophée à l’un des murs de la maisonnette, aura longtemps terrifié les passants attardés.
Voici cependant une légende ayant rapport à cette «  Maison à la Bête » et qui, vu le merveilleux qu’elle renferme, mérite d être racontée à nos lecteurs.

        La voici dans toute sa naïveté et ses moindres détails. Dire quand l’habitation qui nous occupe fut construite, on ne saurait trop ; mais, à ces angles de silex brut, à sa forme massive, on peut sans contredit lui assigner trois siècles d’existence, du moins pour le corps principal, car le petit appentis qui se trouve en entrant est de construction récente. On pourrait même dire que l’aspect de ce lieu a changé depuis le bon entretien du chemin. Autrefois ce devait être sinistre ; rien d’étonnant donc que l’imagination en ait été frappée.

                       Une veuve avait un fils dont l’esprit quelque peu borné l’avait fait surnommer «  Jean le Sot » ; mais c’était le seul reproche qu’on pût lui faire, car, à part son manque de discernement, c’était une nature excellente. Bon par instinct, il se fût jeté dans les flammes pour sauver son semblable, sans s’occuper du danger, que, d’ailleurs, il ne pouvait entrevoir, tant il était simple. Sa mère obligée d’aller en journée pour subvenir à son existence et à celle de son grand enfant, incapable d’un travail assidu, le laissait seul à la maison, où cependant il s’efforçait de se rendre utile. C’était lui qui entretenait le petit jardin, et, au temps de la moisson, il allait glaner avec sa mère.
Les choses en étaient là, lorsque la pauvre veuve mourut, laissant ce fils déshérité, seul au monde et sans autre secours que les prières qu’elle pouvait lui adresser du Ciel.

Décrire toute la douleur de cet infortuné serait impossible. Il refusait la réalité.

 Cet attachement filial de la part d’un pauvre insensé faisait mal à voir. Les voisins accourus pour rendre les derniers honneurs à la morte ne pouvaient retenir leurs larmes que leur arrachait cette scène déchirante ; mais comment persuader un pauvre insensé. Il fallut toute l’influence que M. le curé avait sur cet étroit cerveau pour le persuader que sa mère n’était plus de ce monde, que Dieu l’avait appelée auprès de lui. L’insensé écoutait avec des yeux hagards ; mais aussitôt il les portait sur le lit de sa mère et l’appelait à grands cris et il pleurait à fendre l’âme.

   Jean semblait se laisser convaincre, mais pour lui sa mère dormait et il ne pouvait croire qu’elle ne se réveillerait plus.
Cette vague illusion dut cependant encore lui être arrachée lorsqu’il fallut ensevelir la défunte ; mais trop abattu par la douleur il considérait cette pénible opération d’un œil hagard et ne semblait rien voir. C’était à croire que sa faible intelligence allait s’altérer davantage encore sous le poids de sa douleur. Aussi fut-ce comme privé de tout sentiment qu’il suivit les porteurs qui enlevaient le corps et les quelques voisins qui le conduisaient à sa dernière demeure.

Le séjour dans l’église lui fit un moment oublier son malheur. Les psalmodies des chantres berçaient sa faible intelligence et le glas funèbre que la cloche semait dans l’espace pour dire adieu à cette âme partie pour le séjour des justes le faisait songer à des temps plus heureux. Rappelé soudain à la réalité par la levée du corps et le départ des assistants pour le cimetière, il quitta sa place d’un pas chancelant. Quel spectacle l’attendait dehors ! Déjà le corps était descendu dans la fosse et, après une courte prière, le prêtre avait jeté la première pelletée de terre.

Le pauvre idiot avait l’air de comprendre, mais aussitôt il demandait en sanglotant celle qui ne pouvait plus l’entendre. Cette douleur se changea en un désespoir sans borne lorsqu’il vit le fossoyeur combler la fosse. Pensant que toute cette terre faisait mal à sa mère, il se mit à pousser des lamentations larmoyantes en se roulant sur le sol et en se tordant les membres d’une façon horrible ; le malheureux Jean n’entendait plus et ne voyait plus personne.
La triste besogne accomplie, le fossoyeur s’éloigna emportant ses outils, tandis que les assistants se dispersaient en tout sens. A bout de force, l’insensé avait cessé ses clameurs, mais, à sa face violacée et à sa bouche écumante, on voyait que sa douleur était à son paroxysme. Cependant, devant une résistance aussi opiniâtre, on avait dû l’abandonner à lui-même, au moins jusqu’à ce que son accès se fut un peu calmé.

  Le soleil était à son déclin, lorsqu’il reprit enfin quelque peu ses esprits. Mais combien ce retour à la vie dut lui sembler affreux : seul au milieu du cimetière et en ressouvenant que cette tombe fraîchement comblée, auprès de laquelle il était couché, renfermait les restes de sa mère, sa douleur reprit son cours. Dans son désespoir, il tentait d’enlever cette terre qui lui cachait celle qu’il avait toujours considéré comme sa Providence, mais il s’écorcha en vain les doigts ; il y en avait trop épais pour qu’il pût y parvenir. Comprenant son impuissance, il se mit à appeler de nouveau la défunte, et, prêtant ensuite l’oreille, il écoutait si quelque son ne partait pas de ce trou maudit, mais il n’entendait que le murmure du vent dans les cyprès et le cri d’une chouette perchée sur le faîte d’un de ces grands arbres funèbres.

Puis il priait afin qu’elle fût heureuse dans le Ciel, et des torrents de larmes s’échappaient de ses yeux rougis. Enfin, accablé de douleur et de lassitude, il s’assoupit et bientôt un sommeil réparateur lui fit oublier ses souffrances.

Alors il lui sembla que sa mère sortait du tombeau et s’approchant de lui, lui disait :

 «  Mon pauvre Jean, ne te désole pas davantage car je suis heureuse, bien heureuse maintenant. Il n’y a qu’une chose qui m’afflige, c’est de voir le chagrin que t’a causé ma mort. J’ai demandé à Dieu, qui  est si bon, la grâce de venir te voir, et il  me l’a accordée Il m’a dit de plus qu’il serait trop cruel que tu demeurasses insensé et abandonné de tout le monde, mais qu’il fallait pour cela que tu fisses une œuvre méritoire. A ton réveil, tu te mettras en route,car notre chaumière doit être vendue, ainsi que le peu de mobilier qu’elle renferme, afin de payer tout le pain que nous devons. Ne t’en afflige pas et ne conserve que mon chapelet, qui est béni ; il te servira quelque jour. Pars ensuite à l’aventure afin de chercher l’action d’éclat qui te rendra l’intelligence et le bonheur. Je veillerai sans cesse sur toi  et te protègerai lorsque tu seras en péril ».

   Là-dessus, il sembla à Jean le Sot que sa mère s’élevait au Ciel, où elle disparut.

       S’étant éveillé alors, quel ne fut pas son étonnement de se trouver couché dans son lit et de voir une voisine qui faisait une bonne flambée dans l’âtre. Aussi comprit-il sans peine qu’on avait dû le transporter pendant son sommeil, mais, loin de recommencer ses lamentations, il se prit à songer au rêve délicieux qu’il venait de faire. Il devait sécher ses larmes, puisque sa mère était heureuse.

         Le lendemain, il se leva en hâte et chacun fut surpris de le voir si changé ; on croyait même lui reconnaître plus de discernement. Selon les conseils de sa mère, Jean le Sot vendit sa maison et son peu de mobilier, paya toutes ses dettes, puis n’ayant conservé que son chapelet, il partit la besace sur l’épaule, après avoir toutefois bien remercié les voisins qui avaient veillé à l’inhumation de sa mère.
Allant de ferme en ferme mendier son pain et implorer un abri pour la nuit, Jean vécut de la sorte pendant plus d’un an. Toujours encouragé par les conseils d’outre-tombe que lui avaient donnés l’âme de sa pauvre mère, il avait foi dans un sort plus heureux. Il venait d’avoir quinze ans, mais, rompu à toutes les fatigues de cette vie errante, il était devenu d’une force herculéenne, aussi n’eût-il pas craint de se mesurer avec qui que ce soit pour protéger son semblable. Son esprit s’était considérablement développé ; mais s’il se fût fixé quelque part, il ne lui eût point été possible de rencontrer ce qu’il cherchait ; une action méritoire qui lui rendît tout le jugement d’un homme sensé et même l’aisance.

   L’occasion se présenta enfin. Sa marche errante l’ayant amené au village de Trizay,  l’idée lui vint de pousser jusqu’à Nogent, dont on disait les religieux très charitables, lorsqu’en passant auprès de la « Maison à la Bête », alors déserte et que chacun ne côtoyait en tremblant, il s’étonna de l’abandon d’un logis si confortable. En ayant demandé la raison, l’individu à qui il s’adressa lui répondit en se signant et l’effroi sur le visage :

- Voici près de cent ans que pas âme qui vive n’y pénètre, cause des esprits infernaux et des monstres qui la hantent chaque nuit. Lors de son abandon, toute une famille, qui y demeurait, a disparu sans que l’on sût jamais ce qu’elle était devenue, et il en a été ainsi de tous ceux qui ont eu la témérité de s’y fixer. On prétend que sous cette maison maudite existait un dragon effroyable qui, s’éveillant enfin après un siècle de sommeil, s’est jeté sur eux et les a tous dévorés . Son horrible repas achevé, le monstre s’est rendormi pour cent autres années. Pendant tout ce laps de temps, on aurait pu habiter cette maison, mais personne n’a osé s’y aventurer dans la crainte que l’épouvantable bête ne vînt à s’éveiller. Or, pour le malheur de l’humanité, voici environ un mois qu’elle a rouvert ses horribles paupières, mais ne trouvant personne à sa portée, elle a témoigné son mécontentement par des grondements qui ont ébranlé tout le voisinage. Chaque nuit elle sort, en quête de quelque proie, nul n’oserait sortir dans la crainte d’être dévoré et on a eu soin de fermer soigneusement toutes les étables afin qu’elle ne se jette sur les bestiaux . Le matin, il n’est pas rare de constater son passage huileux et empesté dans le voisinage d’une ferme, où elle a tenté de s’introduire. Mais un jour ou l’autre il faudra une victime, car la faim la rend de plus en plus téméraire. Un miracle seul pourrait nous sauver.

 Cela dit, il alla consulter le curé de Saint Serge, qui tout d’abord lui fit envisager la témérité de son dévouement ; mais, lorsque Jean lui eut confié son secret, ce dernier ne douta point qu’il ne fût inspiré par Dieu ; aussi, après lui avoir donné la rémission de ses péchés, l’encouragea-t-il dans sa résolution.
Jean le Sot passa toute la soirée en prières, et, lorsque la nuit fut venue, il s’achemina vers la maison maudite. En y pénétrant, un frisson involontaire s’empara de lui ; mais s’adressant à l’âme de sa pauvre mère, il s’écria :

   Au même instant, la terre trembla, et une bête immonde qui vomissait du feu par les naseaux surgit d’un trou béant. Jean, sûr de la protection divine, attendit de pied ferme, et défaisant en toute hâte les grains de son chapelet, il les lança dans les yeux du monstre, dont l’éclat s’éteignit aussitôt. Profitant alors de cette cécité, le courageux se recula de quelques pas, et, tandis que la bête à moitié sortie de son repaire,le cherchait en tâtonnant, il se mit à lui lancer d’autres grains, qui pénétraient dans le corps du hideux animal en calcinant les chairs jusqu’aux os. Dans un suprême effort, le dragon allait atteindre notre ami, et, ouvrant sa gueule garnie d’un millier de dents, le pulvériser, lorsqu’il eut la présence d’esprit de lui jeter ses derniers grains dans le gosier. L’effet fut décisif ; le dragon, brûlé par ces objets vénérés, se tordit alors sur le sol et ne tarda pas à rendre le dernier soupir.

Fier de sa victoire, le brave garçon courut d’un trait à Saint Serge. Chacun en le voyant témoigna une grande surprise, car on le jugeait perdu sans ressources. M. le curé le félicita chaleureusement de son succès, et tous, précédés de leur commun sauveur se dirigèrent vers la « Maison à la Bête ». La gaîté était revenue dans tous les cœurs, aussi, chemin faisant, la foule devenait-t-elle plus nombreuse. Des femmes, et même des enfants malgré l’heure avancée, s’y joignirent afin de contempler le corps de le «  Bête » qui les avait tant effrayés depuis qu’elle rôdait dans le voisinage.
Il fallut le concours d’une vingtaine d’hommes vigoureux pour sortir le dragon de son repaire et l’amener dans la cour, tant son poids était énorme. On désinfecta ensuite les appartements et M. le curé voulant célébrer ce miracle manifeste récita une action de grâce et l’on remit au lendemain la visite du souterrain où se réfugiait le monstre. Ce soir-là, le mendiant fut accueilli à la table même de M. le curé.

Le lendemain matin, tout le pays d’alentour accourut voir la « Bête » qui gisait étendue sans mouvement. Puis, dans la crainte qu’une telle masse de chairs ne causât la peste dans le pays, on creusa une large fosse dans laquelle on la précipita, au grand enthousiasme de la foule. Cela fait, M. le curé et plusieurs voisins descendirent dans le souterrain afin de s’assurer de ce qu’il renfermait . L’empreinte  visqueuse où se reposait le dragon pendant son sommeil se voyait au sol. En poursuivant les investigations, on arriva à une sorte de petit caveau au fond duquel on vit briller quelque chose. C’était un énorme lingot d’or dont le dragon avait la garde.

 Lorsqu’on connut l’existence du lingot d’or, chacun fut unanime à l’attribuer à Jean, qui bon gré mal gré se vit forcé de l’accepter ainsi que la propriété de la maison. Le rêve du pauvre garçon venait de se réaliser. Par suite d’une action d’éclat, il venait de trouver la fortune et son esprit s’était subitement débarrassé des liens qui l’entravaient. Heureux surtout de cette dernière circonstance, il s’empressa de remercier Dieu et de bénir sa pauvre mère, qui, du haut du Ciel, l’avait ainsi protégé.

          Dès que notre mendiant de la veille se vit installé dans cette demeure, dont M. le curé lui remit les titres acquis en raison de son dévouement, il s’empressa de mettre en valeur les quelques arpents qui l’entouraient et que la terreur laissait en friche depuis tant d’années. A l’endroit où était enfoui le monstre, il traça même un petit jardin qui se montra longtemps d’une fertilité inouïe, à cause des exhalations chaudes que renfermait son sol. On dit que les lis y fleurissaient sous la neige.

Pendant des années, Jean vécut de la sorte, se gardant bien de toucher à son trésor, le réservant pour des jours pires, puisque ses bras suffisaient largement à lui assurer le pain quotidien, lorsque enfin l’idée lui vint de s’adjoindre une compagne pour l’aider dans ses travaux. Les meilleurs partis du pays s’offrirent à lui car on le savait riche à remuer à la pelle, mais il n’en accepta aucun . Il se souvint d’une orpheline qui, seule des enfants de son âge, ne l’avait point raillé lorsqu’il s’appelait Jean le Sot, aussi, voulant la récompenser de son bon cœur, alla-t-il proposer de l’épouser, maintenant qu’il était devenu Maître Jean, gros comme le bras . Ainsi qu’on peut le penser, l’offre ne fut point dédaignée et Maître Jean se vit bientôt père de famille. Alors ne voulant plus que son magot restât improductif, il en scia la moitié, qu’il porta échanger à Chartres contre de bons ducats. Puis, il loua une grande terre voisine de la «  Maison à la Bête », qu’il continua d’habiter simultanément,et, comme sur cet argent échangé, il lui restait plus qu’il n’en avait besoin pour son exploitation, il en fit don à la paroisse de Saint Serge, afin de bâtir une chapelle destinée à perpétuer le souvenir du miracle dont il avait été l’instrument. C’est cette petite chapelle que l’on voit encore au pied de la butte de Saint Serge.

Maître Jean vécut jusqu’à un âge très avancé et sur ses vieux jours, il se retira dans sa « Maison à la Bête », dont il n’avait pas voulu changer le nom, afin de le léguer à la postérité.
Loin d’avoir besoin de toucher ce qui lui restait de son trésor, il avait amassé d’autres biens à l’aide d’un travail sans relâche. Par malheur, ses descendants ne suivirent pas son exemple ; non seulement ils dissipèrent le lingot d’or, mais vendirent la « Maison à la Bête » que leur aïeul avait si bien méritée.

              Depuis l’aspect de cette maison n’a guère changé ; le jardin crée par Maître Jean est toujours dans le même état, avec son petit mur de pierres sèches. Il renferme peut-être encore les ossements du dragon,qui, s’ils venaient à tomber dans les mains de quelque géologue, ne tarderaient pas à devenir os de mastodonte ou de plésiosaure antédiluvien.
Quant à la caverne qui servait de repaire à ce monstre, il est certain qu’elle existe sous les caves de la maison ; mais que quelque propriétaire en aura bouché l’entrée, pour n’en plus être effrayé. On dit même qu’il doit encore s’y trouver quelque lingot qui aurait échappé à l’investigation des précédents chercheurs, mais jusqu’à ce jour nul n’a tenté de s’y introduire.